Saluer les fleurs
Je me tiens au coin de Stanton et de Chrystie,
en attendant que le feu passe au vert.
Un homme assis sur les marches d’un immeuble
tient son jeune fils sur les genoux.
Il mange du poulet grillé
de chez Chico sur la Houston.
Il mâche les ailes
et donne des morceaux de blanc à son fils.
L’homme finit de manger
et place les restes de poulet et d’os,
les frites et la canette de soda dans un sac en papier
et le laisse sur le trottoir.
Le chien marron d’un immeuble voisin
vient rôder,
plonge la truffe dans le sac,
ronge les os
et en met partout.
L’homme frappe le chien avec un journal,
et le chien jappe et s’enfuit.
Un chat noir assis devant une fenêtre
regarde les yeux grands ouverts,
il observe le chien,
les os de poulet et le cartilage.
Je vois leurs vies passées et présentes.
L’homme mange le poulet
et le poulet
était sa mère,
qui est morte d’un cancer deux ans plus tôt ;
le chien rongeant les os
était son père,
qui est mort d’une crise cardiaque cinq ans plus tôt ;
et le chat à la fenêtre
était sa grand-mère ;
et son jeune fils, qu’il tient si tendrement,
était l’homme qui l’a tué dans une vie antérieure.
Sa femme rentre chez eux avec les courses
et elle emmène l’enfant dans l’immeuble.
Elle avait été sa maîtresse au cours de nombreuses vies antérieures,
et était sa mère pour la première fois dans cette vie.
Le monde me fait rire.
Remplir ce qui est vide,
vider ce qui est plein,
la lumière
comme corps,
la lumière
comme souffle.
Accueillir les fleurs :
jonquilles
baptisées dans le beurre,
lilas léchant le ciel avec volupté,
colliers de glycine
se penchant sur des mamans magnolias,
les fleurs de cerisier sont des lames de rasoir,
les dahlias des neiges sont aussi tranchants que la pisse de chat,
les lis dans la vallée sont
des lis de plume,
des lis de cuir,
des lis d’écaille,
des lis de peau,
la rose presque Miss Amérique,
les orchidées sont de grasses langues de lécheuses,
et elles sentent toutes si bon
et je suis avalé par leur divinité terrestre et charnelle.
Tu
réchauffes
mon cœur,
je pose ma tête sur ta poitrine
et me sens libre,
remplir
ce qui est vide,
vider
ce qui est plein,
remplir ce qui est
vide, vider
ce qui est plein,
remplir ce qui est vide, vider ce qui est plein,
remplir ce qui est vide, vider ce qui est plein,
nous sommes
les dieux
que nous connaissons,
nous étions
les dieux
que nous connaissions.
Je te sens
avec mes yeux,
te goûte
avec mes oreilles,
te touche
avec mon nez,
t’entends
avec ma langue,
je veux que tu t’assoies
dans mon cœur,
et que tu souries.
Les mots viennent du son,
le son vient de la sagesse,
la sagesse vient du vide,
profonde détente
d’une grande perfection.
Accueillir les fleurs :
brassées de chèvrefeuille
et de colombines,
lames couronnées de rouge du pinceau indien,
les champs de marguerites sont les gens
qui m’ont trahi
et les lupins étaient égoïstes et méchants,
les bougainvilliers volumineux et voluptueux
lèchent le feu en aimant ce qui ne peut brûler,
l’énorme bouquet de mille roses rouges
est tous ceux à qui j’ai fait l’amour,
frappe mon nez avec la tige d’une rose,
les pavots ont les poches pleines de festins narcotiques,
les chrysanthèmes sont une guirlande de crânes.
Je vais à la mort
bien volontiers,
aussi serein et joyeux
que lorsque je pose ma tête
sur la poitrine de mon amant.
Accueillir les fleurs :
le troisième bouquet, une couronne de cloches bleues,
un carillon de digitale pourprée,
un tournesol se blottit contre moi
et contemple le ciel,
puissent les petits insectes noirs
qui grouillent sur les pétales de pivoine
être les fils et filles de mes vies à venir,
grandes boules de lumière
émettant blanc, rouge, bleu,
un éclat concentrique
jaune, verte,
une grande exaltation,
le monde me fait rire.
Puissent le son et la lumière
ne pas surgir et apparaître comme deux ennemis,
puissé-je connaître tout son comme mon propre son,
puissé-je connaître toute lumière comme ma propre lumière,
puissé-je spontanément connaître tout phénomène comme moi-même,
puissé-je comprendre la nature originelle,
qui n’est pas fabriquée par l’esprit,
conscience nue
vide.
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