Paris aux réverbères
Quid Romae faciam ?
( JUVENAL)
Paris dort : avez-vous, nocturne sentinelle,
Gravi, minuit sonnant, le pont de la Tournelle,
C'est de là que l'on voit Paris de fange imbu ;
Et comme un mendiant ivre près d'une cuve
Le géant est qui ronfle et qui râle, et qui cuve
Le vin ou le sang qu'il a bu.
C'était donc aujourd'hui fête à la guillotine ;
Un homme, ce matin, dressait une machine
Sur la place où là-bas le sang est mal lavé,
Au peuple qui hurlait comme autour d'une orgie,
Le bourreau las jetait avec sa main rougie
Une tête sur le pavé.
Et puis voici surgir la vieille cathédrale
Avec son front rugueux et son bourdon qui râle ;
Comme un large vaisseau portant l'humanité
Déployant ses deux mâts, avançant sa carène,
Elle semble être prête, en labourant l'arène,
A partir pour l'éternité !
Entendez-vous dans l'ombre aboyer les cerbères
J'aime à voir dans les flots briller les réverbères ;
C'est un concert de nuit ; c'est la grande cité,
Avec ses yeux de feu, qui de loin me regarde.
C'est la voix d'une ronde ou le fusil d'un garde
Qui passe dans I'obscurité.
Pendant que je suis là, que de haine assouvie ;
C'est le fils, du linceul couvrant sa mère en vie,
Le vieux magicien interrogeant l'enfer,
La veuve qui poursuit quelque passant qui rôde,
Et se vautre avec lui dans la couche encor chaude
D'un époux qui vivait hier.
Mais, atome perdu dans la cité béante,
Je suis seul ; pas de main à ma main suppliante
Ne s'unit ; non, pour moi, pas de souffle embaumé,
Pas de regard de miel, pas une lèvre rose,
Pas de sein où mon front fatigué se repose,
Et je mourrai sans être aimé !
Si, du pont dans les flots, ma tête la première
Tombait ; des bateliers, quand viendra la lumière
Porteraient à la morgue un cadavre inconnu ;
Et demain seulement, ma pauvre et vieille mère,
En roulant dans les yeux une douleur amère,
Se pencherait sur mon corps nu !
Une voix par-derrière, en riant me tutoie,
Un bras lascif et nu dans l'ombre me coudoie,
Une femme, en passant, que je n'ose toucher,
Plus vile sous mes pieds que la fange du monde,
Avec un sein qui gonfle, avec un rire immonde,
Me dit : "Ange, viens donc coucher."
Ô profanation ! Quelle pensée amère !
L'amour, ce don du ciel, qui se vend à l'enchère,
On n'a plus pour dormir d'ombre sur les chemins
Au lieu d'un papillon, on prend une chenille,
On ne peut rien toucher, ni la fleur, ni la fille,
Sans avoir de la boue aux mains.
Oh ! que Paris est laid ! Sous ses sombres nuages
Que j'ai souvent rêvé de longs et beaux voyages !
J'aimerais tant le ciel, les palmiers d'Orient,
La gazelle qui fuit à l'ombre des platanes
Et sous un dais brodé les magiques sultanes
Qui regardent en souriant.
Ou dans un vieux donjon, ma muse chatelaine
Vide près du foyer sa coupe de vin pleine ;
J'ai des vassaux, le soir, qui parlent du vieux temps,
Un ami vient s'asseoir près de l'âtre fidèle.
Je vois à ma fenêtre un nid où l'hirondelle
Doit revenir pour le printemps.
Dans un monde encor vierge, aux champs d'Océanie,
Je voudrais promener ma fortune bannie ;
Moi je suis fils des eaux, de l'orage et des vents ;
Je voudrais, habitant d'une cité flottante,
Vivre au milieu d'un fleuve et déployer ma tente
Sur les joncs et les flots mouvants.
Vains rêves ! Pour voler, mon coursier n'a pas d'aile,
Personne ne voudra me prendre en sa nacelle ;
L'argent, froid positif, m'enchaîne sur ces bords ;
On ne peut pas franchir l'océan à la nage,
Et les flots, sans salaire, au milieu de l'orage,
Ne voiturent que les corps morts.
Lors je me prends d'amour pour les blanches étoiles,
Je regarde la lune au fond d'un ciel sans voiles ;
Je rêve à la nature et dans l'ombre à pas lent,
Plus heureux que celui que le remords agite,
En grelottant de froid je regagne mon gîte
Et prends pitié de l'opulent.
Si vous voulez savoir où loge le poète
Allez à Saint-Gervais, l'église où le vent fouette ;
Regardez devant vous cette maison en deuil,
Bien pauvre et bien vilaine où, comme lui, Voltaire
Travaillait pour gagner quelques pouces de terre
Entre la gloire et le cercueil.
C'est là, voyez-vous bien, c'est là que loin du monde
Il tient son coeur exempt de tout contact immonde ;
C'est là qu'il faut monter pour lui serrer la main,
Car sa porte est toujours ouverte à la jeunesse,
Et comme Diogène il cherche, en sa détresse.
Un homme dans le genre humain.
Les poèmes de Alphonse Esquiros
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Citations de Alphonse Esquiros