Dans la Tranchée
La vieille vient, la vieille va…
la vieille eût pu s’arrêter là…
Elle a roulé toute la nuit
folle de sang, saoûle de bruit…
Baisé des bouches ci et là…
(la vieille vient, la vieille va)
Tapis derrière un pare-éclat
nous étions trois serrés en tas.
(La vieille eût pu s’arrêter là)
Elle est allée jusque…là-bas;
elle a tué d’autres soldats!…
Dans le boyau le plus profond
maintenant s’est couchée en rond.
(Pendant ce temps nous dormirons)
La vieille ronfle… un soldat mort
entre les bras (fait froid dehors…)
Guetteur au créneau,
officier qui veilles,
n’aie pas peur-la vieille
dort le cul dans l’eau!
Grince un fil de fer…
une souris pince
dans un sac ouvert
une tranche mince
de fromage (à vers)…
La vieille dort… les hommes rêvent,
tout le ciel crève
en pluie et suie
sur leur ennui…
Dormez! la vieille
trop tôt s’éveille…
dormez! la Mort
éreintée, dort!
Des fusées paraphent
lumineusement
le ciel de bourrasques
et la pluie d’argent…
Dormez les morts
entre les lignes…
L’Homme se signe,
la vieille dort!
Dans le boyau le plus profond
s’éveille et frotte son œil rond.
Guetteur au créneau,
officier qui veilles,
prends garde…S’éveille
la vieille au coeur chaud,
frotte son oeil louche
-trop froid est le Mort
pour chauffer sa couche
(fait trop froid dehors)-
étire ses membres
et grince des dents…
Les os des vivants
-fait froid en décembre…-
claquent dans le vent.
Allez, la gueuse!
saute, putain…
vieille amoureuse
de bon matin-
Le désir rôde
les reins tordus,
la bouche chaude
(l’heure du jus!)
Allez! c’est l’heure
en mal d’amour.
La chair meilleure
au petit jour…
Maintenant la pluie
se fond en lumière
sale, sur la terre
encore endormie…
Et de chaque trou il monte une plainte
et de chaque cœur il tremble une crainte.
C’est un bruit de pierres…
un corps qu’on descend
sans linceul, ni bière
dans un trou de sang…
c’est un bruit de larmes…
« Ah! m… » ou « maman, »
des mains tombent l’arme,
la pipe des dents…
C’est elle
la vieille
qui râle
qui court…
s’affale
d’amour!
Maintenant le jour
se dissout en pluie
sur des yeux de nuit…
À chacun son tour!
Extrait de Le don de ma mère, Flammarion, 1920 (préface d’Henri Barbusse).
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